Fin(s) de race
Normandie, 2015. «Ah bein c’est eux, ça. C’est sûr», assène la bonne cliente. «Ça», c’est une vague de cambriolages paraît-il en cours dans la région. «Eux», ce sont les Roms. La bonne cliente, c’est cette femme de 50 ans environ croisée à la boulangerie d’un petit village français, également future bonne cliente de ce que certains médias appellent déjà le «premier parti de France». Après la boucherie en bas de chez moi à Beyrouth, je crois que la boulangerie de ce village va être l’endroit idéal pour prendre le pouls de mon pays.
Poitou, 1983. «Faut pas les toucher. Ne même pas s’approcher d’eux.» «Eux», c’étaient à l’époque les Gitans, les Manouches, qui s’étaient installés sur les hauteurs d’un autre petit village français. Dans le bourg, à deux pas de l'église, ça jasait pas mal sur ces «gens-là». J’avais 10 ans, j’étais impressionné, je m’imaginais une horde de mecs à la Joe l’Indien dans Tom Sawyer. On fantasme vite quand on est gosse. Alors oui, j’écoutais les grands. Je n’allais pas m’approcher d’eux. Ne pas les toucher. J’ai mis du temps à désinstaller ce putain de logiciel de la peur de l’autre. Et plus on l’installe jeune, plus c’est dur de s’en défaire.
Banlieue de Paris, 2014. «Ah ces fins de race, faut s’en débarrasser. D’ailleurs, dans ma commune…», ai-je entendu à un déjeuner de famille. Ces «fins de race», c’étaient encore les Roms. Demain, ce seront les Syriens. Ou les Irakiens. Ou n’importe quel représentant de ces «bons à rien» à la peau mate. Et ce genre de message, on les reçoit de partout. Par mail, dans la rue, au détour d’une conversation… Ce qui me stupéfie, c’est le manque total d’empathie à cause du fantasme de l’invasion. Merci les marchands de peur du 20 heures et leur mode de fabrication de l’opinion publique.
L’empathie, vous savez, c’est ce truc qui défrise parfois. Pas facile de se mettre dans les pompes de son prochain. Pas facile de penser que ça pourrait être nous qui fuyions les bombes. Pas évident de se dire que cela pourrait être nos enfants qui se retrouvent sur les routes en quête d’une terre meilleure. Et l’invasion… Ah, la sainte invasion… Quand nous en serons à 28 ou 30 millions de réfugiés pour le seul territoire français, même à 1 million… alors, oui, on pourra peut-être parler d’invasion. Et encore.
Je faisais ce calcul rapide l’autre jour au moment d’écrire le court texte d’introduction pour la série photographique Génération(s) Réfugiés. La seule réalité que je connaisse vraiment de près, je l’avoue, c’est celle du Liban. En trois ans sont arrivés entre 1,5 et 2 millions de réfugiés pour un pays qui compte environ 3,5 millions d’habitants. Comme si la France, donc, avait accueilli près de 30 millions de personnes. Et on parle aujourd’hui de «prendre» 24000 réfugiés. Même si on multipliait ce chiffre par dix, on serait loin du compte. Loin de l'invasion. Le Liban ploie, je ne sais pas s’il rompra un jour, je ne l’espère évidemment pas. Le poids sur ce tout petit pays est colossal, et c’est seulement maintenant que l’Europe est éclaboussée que l’on entend les pontes de l’Occident dire «tiens, faudrait peut-être aider vraiment les pays limitrophes comme la Jordanie ou le Liban». Peut-être pas par bonté de cœur d’ailleurs, peut-être simplement pour que ces pays fassent encore davantage office de filtres.
Dans la plaine de la Bekaa, au Nord, dans les camps palestiniens, j’ai eu la «chance» de pouvoir écouter les réfugiés syriens parler. A de nombreuses reprises. Et bien vous savez quoi? Ces «gens-là» préfèreraient rester vivre dans leur pays. Et quand ils ont tout perdu, quand ils partent, ils visent l’Angleterre ou l’Allemagne en priorité, pas même la France. Le fantasme de l’invasion mon cul, oui! Ah! Et ce qu’ils veulent aussi, c’est que leurs gosses puissent aller à l’école. Mon dieu, comme ils en demandent beaucoup… Au Liban ou en Syrie, on sait ce que c’est qu’une génération sacrifiée. En France, on l’a juste oublié.
L’école. C’est par là qu’il faut commencer. Audiard l’a joliment montré dans Dheepan, avec sa «famille» de Sri Lankais. Dans son film, c’est l’école de la République qui met le pied à l’étrier de la jeune fille. Et plus ces enfants de réfugiés installeront, jeunes, ce magnifique logiciel qu’est la langue, plus ce sera facile pour eux. Et pour tout le monde.
L’école, les enfants… C’est par là que tout commence. Les faire se rencontrer, ne pas leur transmettre ces saloperies de peur et d’ignorance, ne pas polluer leurs oreilles de ces «fins de race» et autres gentillesses. Les faire se rencontrer nécessite forcément de les mélanger et éviter que les enfants de France soient complètement déconnectés du monde métissé qui les entoure vraiment. Sans quoi ce sont eux qui deviendront, effectivement, au sens premier du terme, des «fins de race» (blanche).