Almost right is wrong

«Non, celui-là, il n’est pas bon. Celui-là non plus. Celui-là? Pareil. Non, non, et non! Si c’est presque bien, c’est que c'est mauvais.» Intransigeant ce Ara Azad.

Nous sommes à Beyrouth, le 21 janvier 2020. En début de soirée, je retrouve mon ami photographe Melkan Bassil – lui aussi de passage à Beyrouth – qui me dit: «Yalla, viens avec moi chez Ara.» Une heure plus tard, dans une ruelle sombre de Geitawi, Melkan pousse une petite porte métallique. Je découvre alors l’atelier d’Ara. Foutraque, un peu comme lui. On s’installe, on ouvre une bouteille. Puis deux. Puis trois. Ce soir-là, les manifestants sont en train de se faire cartonner par les flics en bas près du Parlement, le nouveau gouvernement mené par le pantin du Hezb vient d’être nommé dans la soirée. La tension est forte. Mais dans la bulle de l’atelier d’Ara, la thawra (la révolution entamée le 17 octobre 2019) me semble lointaine, pour une fois. Et je goûte ce moment bienvenu.

Très vite, la discussion glisse vers le sujet de prédilection d’Ara: le drapeau libanais. Ou du moins le respect de son design, inscrit noir sur blanc dans la constitution libanaise (note pour mes amis journalistes parisiens: contrairement à la répartition des 3 présidences entre maronites, sunnites et chiites). Article 5, je cite: «Le drapeau libanais est composé de trois bandes horizontales: deux rouges encadrant une blanche. La hauteur de la bande blanche est égale au double de chacune des bandes rouges. Au centre de la bande blanche figure un cèdre vert dont la largeur occupe le tiers de celle-ci et qui, par son sommet et par sa base, touche chacune des bandes rouges.» Pas d’espace blanc au-dessus et en-dessous de l’arbre donc, pas de racines brunes… Cet article constitutionnel, Ara en a fait des autocollants qu'il distribue à qui veut.

La soirée est belle dans cet atelier coupé du monde extérieur. Je ne sais pas pourquoi, mais Ara me fait énormément penser à mon très cher ami Freddy. Peut-être à cause de la fidélité à ses idées, à cause de sa barbe poivre et sel et de son anglais posé. Un peu seul contre tous aussi. Finalement, vers 1h30 du matin, je motive les troupes. Melkan et moi descendons vers la rue Weygand à pied. Je croise Serge et d'autres lascars. La castagne touche alors à sa fin.

En novembre dernier, en triant mes photos de Beyrouth pour la série Days of Thawra, j’avais remarqué ça sur une photo, prise en sortant du tunnel du Ring: trois drapeaux sur les épaules de manifestants, trois designs différents. En poursuivant ma sélection, j'en avais encore vu d'autres, le cèdre tantôt plein, tantôt ajouré; le tronc, tantôt vert, tantôt marron. «Il ne suffit pas de brandir le drapeau libanais pour le respecter», précise Ara. Il me montre de nombreuses photos sur son téléphone: du Parlement place de l'Horloge au fronton du palais présidentiel de Baabda, des ministères aux manifestations contre ces mêmes ministères, pas un seul drapeau libanais ne respecte les règles pourtant simples et mathématiques, édictées par l’article 5 de la constitution.

«Tu accepterais toi que le drapeau français ait des bandes de largeurs différentes? Ou que le bleu ne soit pas le bleu que tu connais depuis que tu es gosse? Moi, je veux qu’on respecte mon drapeau.» Ara mène ce combat depuis des années, et semble prêt à rempiler quelques décennies supplémentaires.

En en parlant autour de moi quelques jours plus tard, je rencontre surtout du scepticisme. «Il y a certainement d’autres combats plus importants en ce moment!», entends-je le plus souvent. Possible. Mais je trouve que le discours d’Ara ne manque pas de poésie, de justesse et de panache. Et c’est plutôt bienvenu dans cette époque où le pouvoir libanais piétine le cèdre et son peuple.


Mise à jour de janvier 2025

L’obsession d’Ara pour le design du drapeau libanais m’est restée en tête longtemps… Avec son accord, j’ai utilisé cette anecdote pour construire la psychologie de l’inspecteur Marwan Khalil, le personnage principal de mon roman noir intitulé Beyrouth Forever, sorti en librairie en janvier 2025 et publié chez Liana Levi.

David Hury

David Hury est installé à Paris, avec un pied en Normandie et la tête à Beyrouth. Photographe, romancier et journaliste, il travaille d’où ça lui chante.

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