Dubai aka Fake Future Inc.*

* Ceci est un post non-sponsorisé par l’Office du tourisme de Dubai.

« – Waouh, tu pars à Dubai? T’as trop de chance!
– Ouais, si tu le dis… »

C’est encore ma gentille cliente de la boulangerie qui s’extasiait il y a quelques jours sur ce bout de terre lointain que les médias français aiment beaucoup lui vendre. Pour montrer une contrée exotique, un miracle économique, un empire futuriste où l’on fait du skydiving ou du ski en plein désert. Pour faire rêver quoi… Et évidemment, entre le fantasme et la réalité, il y a une singulière différence.

Je ne vais pas jouer ici le couplet simpliste maintes fois entendu, du genre «Beyrouth a une âme, Dubai n'en a pas». Le sujet mérite de gratter un peu plus. C'est vrai qu'il n'y a pas photo en matière d'âme, mais pour le reste, Dubai écrase Beyrouth. J'ai mis du temps à accepter ça à une époque, mais c'est une réalité. Aucune comparaison possible entre les deux concernant les infrastructures, la vision, la stabilité, les possibilités d'entreprendre... Stop: ce n'est pas de Beyrouth dont j'ai envie de parler, mais du petit émirat.

Donc… Welcome to my Dubai!

Comme pour tout le monde, le trip commence évidemment par l’aéroport international, véritable plaque-tournante entre l’Europe et l’Asie. Bon, maintenant, il y en a deux, le premier ne suffisant plus et s’étant même étoffé d’un nouveau terminal pour accueillir les très confortables A380 d’Emirates. Les halls sont gigantesques, hauts comme des cathédrales… On dirait une version lumineuse et bling-bling de la cité souterraine de Moria dans Lord of the Rings. Des piliers monumentaux à perte de vue, des tapis roulants qui régurgitent par centaines les bagages des voyageurs… et une boutique, unique, de spiritueux dont les clients portent de longues keffiehs blanches. Premier signe que cette religion peut être à géométrie variable. Mais attention, l’endroit est stratégique: c’est quasiment le seul endroit où l’on côtoie les Emiratis, que ce soit à l’arrivée des valises ou aux contrôles douaniers en montrant pupille blanche.

Ensuite, il y a les taxis. Avec leurs chauffeurs indiens – la plupart du temps de vrais psychopathes du volant et de la pédale de l'accélérateur – qui chargent les voyageurs de passage. Durant cette première heure, il y a un condensé de la société du pays, mais l’on ne s’en rend pas encore compte.

Et puis il y a la ville. Une sorte de cité-Etat. Tentaculaire. Construite dans le désert, sur la mer, juste en face de l’Iran. Un prodige du génie humain, vraiment. Il faut le reconnaître, durant les premières 24 heures passées ici, on en prend plein les mirettes. Il y a évidemment Burj Khalifa, la plus haute tour du monde (plus pour longtemps puisque les Saoudiens sont bien décidés à montrer qu’ils en ont une plus grosse que les danseuses des Emirats), et les différents centre-villes (les récents, car il y en a aussi un ancien, version années 60-70 un peu cradingue genre Le Caire, que les touristes ne visitent pas). Impressionnant de se dire que le petit port de pêche à la perle s’est transformé en «ça» en quelques dizaines d’années seulement, suivant la seule volonté de la famille régnante, faisant de Dubai ce qu’Arthus-Bertrand, dans Home, a décrit comme un «furoncle» sur la surface du globe. Oui, il faut l'admettre, cette gigantesque partouze architecturale pseudo futuriste est impressionnante. Mais c’est surtout – à mes yeux en tout cas – une version déjà obsolète du futur. Mais de quel futur parle-t-on exactement? Car c’est bien à ce niveau que le vrai débat du pour ou contre le modèle dubaïote se place.

Bon, continuons la visite. La vision futuriste se poursuit avec le métro, genre monorail à la Logan’s Run. Avec ses stations magnifiques plantées au milieu de nulle part et portant pour beaucoup des noms commerciaux. Comme si à Paris, on disait «Pour venir chez moi, descends soit à la station de métro Darty, soit à la station Christian Dior». Sauf qu’ici, quand on sort du métro, il n’y a rien à part Sheikh Zayed Road, colonne vertébrale autoroutière, juste à côté. Quasiment pas d’habitations. Seuls de nombreux immeubles de bureaux et beaucoup de concessionnaires de voitures. Quelques stations proposent tout de même de meilleurs accès, comme celle qui dessert le Dubai Mall. Le plus grand centre commercial du monde. Encore un truc de dingue, vraiment. Ici, on se croirait sur le vaisseau rescapé de l’humanité dans Wall-E. On s'y déplace de plus en plus en hoverboard pour ne plus faire d'effort, tout y est fait pour se divertir, pour grossir en mangeant Tricatel à toutes les sauces et en permanence, et ne plus trop penser. L’endroit est incroyable, vraiment. Avec son aquarium géant, ses sublimes requins, son zoo avec des plantes tropicales en plastique et ses pingouins sur banquise en résine. Merci Fake Future Inc.

Un jour, par curiosité, j’ai voulu ne pas prendre cette longue galerie reliant la station de métro au mall. Et là, j’ai découvert en vingt minutes une autre facette de la ville. D’abord, celle-ci n’est évidemment pas faite pour les piétons (il fait quand même un peu chaud sous le cagnard, et les carrefours sont longs à traverser). Ensuite, on y croise ces petites armées d’hommes en bleu que l’on ne croise jamais sinon. Ceux qui comatent dans ces cités-dortoirs loin du centre et qui viennent s’esquinter sur les chantiers du miracle. Comme à Doha au Qatar ou à Hengqin en Chine, comme dans toutes ces villes nouvelles nées du néant. Et c’est seulement là que j’ai compris combien Huxley, en 1931, avait déjà écrit ce futur obsolète.

C’est donc ça, ce futur. Pourtant, ce qui compte, ce qui devrait vraiment compter, ce ne sont pas les colossales structures de béton et d’acier, mais la société humaine. La manière de vivre ensemble, d’échanger et d’évoluer. Mais voilà... Comme dans Brave New World, nous avons ici les Alpha (les locaux qu’on ne voit quasiment jamais, dont les étrangers ne peuvent acquérir la nationalité et donc le statut), les Bêta (les Occidentaux, les Libanais, certains Indiens… qui font tourner les entreprises et l’économie tertiaire, avec différents niveaux de prérogatives), les Gamma (mettons dans cette catégorie les touristes de passage, très nombreux, qui sont là pour deux choses: consommer et consommer encore), les Delta (les autres Indiens et les Asiatiques, en général employés dans les hôtels ou les restaurants pour ouvrir les portes et dire «Hello Sir, thank you Sir») et les Epsilon (les petites fourmis en bleu qui servent donc de chair à chantier, venant du Népal ou du Bangladesh). Entre ces castes, aucun vrai pont. Aucune possibilité d’ascenseur social. Les Bêta ne deviendront jamais Alpha, les Delta ne deviendront jamais Bêta et ainsi de suite. Comme dans le livre d’Huxley, tout le monde cohabite en harmonie grâce à une tolérance zéro en matière d’infraction aux lois, ce qui assure une certaine stabilité sécuritaire. Comme dans le livre, les comportements sont conditionnés par les niveaux de revenus et par la naissance. Comme dans le livre, le régime est théocratique, même si personne ne parle jamais de religion ou de politique, domaines réservés aux seuls Alpha. Comme dans le livre, le «Soma» est dispensé généreusement, sous forme de loisirs et de confort. Comme dans le livre, les femmes sont de «la viande». Comme dans le livre, le goût pour la nature (la vraie) est suspect… Les parallèles sont nombreux. A un gros détail près: si vous vous sentez malheureux et que vous le dites, la police vous appellera pour savoir ce qui se passe. Dubai aimeraient intégrer le Top 10 des villes où les gens sont le plus heureux d’ici 2021. Et fera tout pour y arriver. Mais voilà, comme la banquise des pinguoins, il y a un petit côté toc qui fait froid dans le dos. Qui a vraiment envie de ressembler aux futurs pensionnaires de la pub pour Falconcity? Sérieux, qui a envie de se retrouver dans ce mauvais Truman Show? C'est ça le bonheur?

Flippant, non? Merci Fake Future Inc.

Dans ce meilleur des mondes inégalitaire à outrance, le fric maîtrise l’oxygène, au sens premier du terme. Sans forcément avoir le pouvoir de tout acheter. Car si les Emirats arabes unis sont un pays indépendant depuis 1971, ils ne forment pas une nation. C'est le genre de chose immatérielle qui ne s'achète pas. Concrètement, il n’y a pas vraiment de peuple (88,5% de la population est étrangère à Dubai, 78% à Abu Dhabi). Je me demande qui prendrait les armes pour sauver le pays si gros problème il y avait. Il y aurait plutôt embouteillage à l’aéroport pour prendre la fuite.

Je l’avoue, tout ceci n’est pas mon futur idéal. Ni la cité utopique que l’on sert ça et là. Le seul futur viable, à mes yeux, est basé sur une société de proximité, de partage, d’écoute, fondé sur le développement durable. Pas sur cet ultra-capitalisme d'importation. Et sans religion de préférence, surtout quand celle-ci dicte les affaires liées aux bonnes mœurs. Car là aussi, comme pour l’alcool, il y a un degré certain d’hypocrisie. La prostitution est un gigantesque business, mais s’embrasser sur la bouche sur la voie publique vous conduira en prison.

Le développement durable – en gros, notre futur à tous, le seul, le vrai – n’est pas qu’une simple mode. Il est aujourd’hui essentiel, et aux antipodes de ce type de modèle. Et ce n’est pas en rachetant les terres des fermiers australiens pour faire paitre les moutons à égorger pour l’Aïd comme le font les Qataris, en détruisant les fonds marins pour bâtir des îles artificielles ou en pensant remorquer des icebergs de l’Antarctique que l’on fera vraiment avancer la chose.

Mais bon, tout ça, ce n’est que ma vision des choses. Il y a plein de gens qui adorent Dubai. Qui voient dans son modèle de développement basé sur les services et le tourisme une alternative pour les autres pays pétroliers qui, eux, n’ont pas encore vraiment anticipé l’après-pétrole. Qui considèrent que, parmi les pays arabes, il y a quand même pire en terme de libertés individuelles. Tout est toujours une question de regard et on pourra me rétorquer que je n’y suis que de passage, que je n’y vis pas, que je ne peux pas comprendre. Certes. C’est une possibilité que je garde en tête.

Bon, allez, une dernière chose, à l’attention de ceux qui seraient tentés de venir jeter un coup d’œil à cet endroit improbable: ils ont intérêt à le faire avant la fin du siècle. Entre la montée des eaux et l’insupportable fournaise que ce sera d’ici 2100, Dubai aura probablement cessé de respirer. Ce n’est pas vraiment ce que j’appelle du développement durable, ça. Un futur qui est appelé à ne durer qu’un siècle et des poussières, ce n’est pas un futur. C’est déjà un passé.

David Hury

David Hury est installé à Paris, avec un pied en Normandie et la tête à Beyrouth. Photographe, romancier et journaliste, il travaille d’où ça lui chante.

https://www.davidhury.com
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