Lords of the Ring.
Liban, 2019.
Sit-in sur le Ring, 20h26.
Jeudi 31 octobre 2019. Il y a du monde encore ce soir-là au centre-ville. Il est 20h passé, je suis fatigué. Les kilomètres avalés plus tôt viennent s'ajouter à ceux des jours précédents. Je m'allonge sur le trottoir, le long de Lazarieh. Quelques minutes plus tard, je vois un petit cortège passer un peu plus bas, près de la grande mosquée, puis tourner à droite pour remonter vers Bechara el-Khoury. Ça chante, ça crie, ça scande. Je me lève, remets mon sac sur les épaules et me mets à courir pour rattraper la petite bande et la devancer pour faire quelques photos supplémentaires. J'y ai finalement passé toute la soirée.
Le cortège longe le Ring et déboule devant Borj el-Ghazal. La foule grossit très vite, les policiers sont là en force mais se tiennent d'abord à l'écart. Les manifestants choisissent leurs slogans, "Selmiyeh, selmiyeh, selmiyeh!", ils se proclament pacifistes. Un sit-in s'organise, tout le monde s'assoit. Mais la tension commence à monter. Les policiers se font plus pressants. Première petite bousculade.
Face à face avec la police, 21h25.
Les chants continuent, les forces spéciales arrivent. Devant le grand immeuble (ex-BNPI), un cordon policier commence à ceinturer les manifestants qui campent sur leurs positions. Invariablement, la foule interpelle les membres des forces de l'ordre en leur disant que c'est pour eux aussi, pour le peuple en entier, qu'ils manifestent.
Quand le cordon de policiers (version basique) laisse la place à des policiers antiémeutes, avec carapaces et boucliers. Côté manifestants, le mot d'ordre est clair: les femmes prennent le pouvoir, se lèvent et viennent s'installer par dizaines en première ligne face aux CRS locaux. Toujours dans la joie, toujours avec le sourire.
Parmi les différentes corps des force de l'ordre, les volontés divergent. Certains veulent obéir aux ordres – évacuer la foule et rouvrir la circulation au niveau du Ring –, d'autres refusent car ils ne veulent pas cogner sur la population
Charge policière, 22h24.
Je me fixe sur cette femme portant un drapeau cinq fois plus grand qu'elle. Elle hurle, la voix déjà cassée. Ses nerfs lâchent, celle que j'imagine être sa sœur se réfugie dans ses bras. La tension est contagieuse. Les deux jeunes femmes craquent.
Après quelques minutes d'invectives, les policiers commencent à faire un pas en arrière. Ils semblent avoir reçu l'ordre de ne pas en faire plus.
Parfum de victoire, 22h46.
Pendant quelques secondes, les manifestants observent les policiers leur laisser le terrain. Certains restent un peu hagard suite aux charges à coups de boucliers et de matraques. D'autres s'enlacent. Ces secondes d'attente sont étranges. Les policiers se retranchent alors plus haut sur le Ring. Les cris de victoires commencent!
La tension retombe enfin, les manifestants exultent. Pendant que certains chantent et dansent, d'autres réinstallent tentes et canapés, ou passent un coup de balai sur l'asphalte. Très vite, les parpaings et barrières du chantier voisin servent à ériger une nouvelle barricade. Les manifestants savourent leur victoire. Le carrefour de Borj el-Ghazal sera à eux ce soir encore.