Days of Thawra.
Liban, 2019-2020.
Day #9.
Vendredi 25 octobre 2019. Comme tous les gens touchés par ce qui se passe au Liban depuis le 17 octobre, cela fait 8 jours que je regarde les infos, que je pioche vidéo et anecdotes dans mes feeds Facebook et Instagram. Les premiers jours ont été marquants, avec leur lot de pneus brûlés et de manifestants masqués. Cela fait 8 jours que Beyrouth est en ébullition. C'est la thawra, la révolution. Jeudi 24, la veille de ce Day #9, je prends finalement un billet pour Beyrouth. J'arrive vendredi après-midi de ce côté-ci de la Méditerranée. Il fait bon à Beyrouth, l'air un peu épais m'enveloppe comme je m'y attendais. C'est encore un peu l'été ici. Je file au centre-ville. C'est la fête.
Place des Martyrs, une grande scène voit les tribuns d'un soir défiler. Dans la foule, des groupes scandent leurs propres chants, à coups de "Hela hela ho, Gebran Bassil, kess emmo", "Thawra! Thawra! Thawra!", "Kellon ya3ne kellon"... Plus haut sur le parking devant DHL, universités, ONG et membres de la société civile ont pris le pouvoir, des discussions citoyennes s'engagent sous les tentes aussi fragiles que nécessaires. Comme cette révolution.
Day #10.
Samedi 26 octobre 2019. Le peuple libanais a pris le pouvoir au centre-ville. A Furn el-Chebbak, je prends un service. Je demande "Thawra": le mot qui désigne la révolution est vite devenu un lieu géographique pour les chauffeurs. Des chauffeurs qui – tous sans exception pendant mes 8 journées à Beyrouth – se disent contre cette révolution, "remplie de drogués et de prostituées". Le discours classique des partisans du Mouvement Amal.
Les Libanais sont venus de tout le pays pour manifester à Beyrouth. A Tripoli au nord et à Nabatiyeh au sud, des scènes similaires. A Beyrouth, le centre-ville s'est vite transformé en kermesse: vendeurs de rue, imprimeurs de t-shirt en sérigraphie. l'heure est encore à une certaine insouciance...
Day #11.
Dimanche 27 octobre 2019. Le rendez-vous circulait depuis plusieurs jours pour ce dimanche: appel général pour former une chaîne humaine, de Tyr à Tripoli. Je choisis Aïn el-Mreisseh comme point de départ. Je suis la chaîne jusqu'au bain militaire, après le nouveau phare. C'est brouillon, joyeux, tout le monde est heureux d'être là. Je discute avec des dames d'un certain âge qui me demandent d'où je viens. "Ah, vous les Français, c'est de votre faute tout ça! Pourquoi avez-vous couvé Khomeiny dans les années 70? Vous auriez pu le garder! Tout part de là!"
En fin d'après-midi, je retourne au centre-ville. Toujours beaucoup de monde. Les manifestants visitent tous les lieux, avec une prédilection pour le fameux Œuf, le dôme du City center symbole de Beyrouth, et le Grand théâtre qui menace de s'écrouler. L'heure est toujours à la fête. Tard dans la soirée, un vieux autocar Dodge tente de se frayer un chemin pour s'extirper de la place des Martyrs, ça klaxonne, ça chante...
Day #12.
Lundi 28 octobre 2019. Je débarque du côté de Borj el-Ghazal, juste à la bonne heure, ni trop tôt, ni trop tard. Ma bonne étoile est là. J'aperçois un petit attroupement qui se forme. Une dame âgée, vêtue d'une chemise de nuit Vichy rose et d'un drapeau libanais en guise de cape, interpelle les jeunes manifestants. Je m'approche. Je la reconnais, c'est la peintre Laure Ghorayeb. La scène est juste extraordinaire. La connexion est instantanée entre la vieille dame et les jeunes Gavroche, les regards amoureux l'enveloppent, ils scandent "Téta!" sans savoir probablement de qui il s'agit.
Je monte ensuite vers la Banque du Liban à Hamra, il n'y a presque personne. Je m'amuse du drapeau israélien taggué au sol. Je repars à pied, en descendant le Ring à contre-courant d'un trafic habituellement assourdissant. Drôle de sentiment de liberté. Un peu plus bas, au niveau de Riad el-Solh, des manifestants ont dressé un salon d'été sur le bitume, avec chaises longues et parasols. La scène est encore plus belle avec un rayon de soleil en contre-jour. Mon image favorite.
Après un détour par Jal ed-Dib sous des trombes d'eau, je termine la journée au Ring. Les routes sont encore trempées, les lumières de la ville jouent avec les flaques d'eau. Les manifestants s'amusent. Ça joue à la marelle, au foot, au tawlé, ça discute un peu partout. Les jeunes de ce soir ont le sentiment du devoir accompli. Le carrefour est à eux.
Day #13.
Mardi 29 octobre 2019. Encore une journée avec le Ring comme point central, transformé en appart à ciel ouvert. J'y arrive vers 14h. En plein milieu du carrefour, il y a tout ce qu'il faut: canapés, fauteuils, tapis, frigo... Il paraît même que l'endroit a été mis en location sur AirBnB. Mais soudain la tension monte avec les soldats. Les militaires en poste ont pour ordre de déloger les manifestants qui tiennent toujours le carrefour de Borj el-Ghazal. Le face à face est tendu. La foule hurle "Selmiyeh! Selmiyeh!", une femme crie aux soldats "Mais nous nous battons pour vous, c'est vous les moins bien payés dans ce pays! Vous êtes comme nous, vous n'avez ni eau, ni électricité! Nous sommes tous les mêmes!" Ça commence à se bousculer, puis les soldats font un pas en arrière. Personne n'a intérêt à une confrontation.
Depuis quelques minutes, la rumeur monte: le Premier ministre Saad Hariri s'apprêterait à annoncer sa démission, l'une des revendications des révolutionnaires. Côté Hezbollah et Amal, on ne veut pas de cette démission, c'est donc l'heure de lâcher ses partisans. Pour faire peur. La nouvelle circule très vite sur tous les groupes de discussion sur WhatsApp.
Les jeunes voyous envoyés par Amal et le Hezbollah débarquent sur le centre-ville. Ils ratonnent, cassent les tentes, tentent de mettre le feu au poing géant qui trône au milieu de la place. Plusieurs dizaines d'entre eux s'approchent des manifestants qui tiennent toujours Borj el-Ghazal, les militaires se mettant à présent en position pour les protéger. De l'autre côté, des daraks (policiers en uniforme bleu gris) contiennent les "contre-révolutionnaires". La tension monte encore, puis les forces de l'ordre poussent les assaillants à battre en retraite. Le calme revient, mais tout le monde reste sur le qui-vive, tout le monde observe l'horizon urbain où un nuage blanc de gaz lacrymogène glisse entre les silhouettes de béton. Pendant quelques minutes, la chamade baisse d'un cran dans les poitrines, Beyrouth est presque silencieuse.
Quand soudain, la nouvelle arrive. Hariri Junior jette l'éponge, le gouvernement tombe. C'est la liesse. Marc, qui venait de faire monter la pression comme un chauffeur de salle à coups de corne de brume, est porté à l'épaule. Il demande vite à redescendre! La révolution doit rester anonyme. Il ne doit pas y avoir de tête qui dépasse. Les années 2005-2007 et les assassinats de personnalités antisyriennes ont servi de leçon. Il y en a ici qui se souviennent. Tous les manifestants n'ont pas que 20 ans.
En soirée, direction le centre-ville: tous les montants métalliques des tentes ravagées sont jetées au pied du poing, et forment très vite une nouvelle expression de cette révolution incroyablement créative. Quelques semaines plus tard, un artiste les aura même agencé en forme de phénix. Il y a du monde, je croise plein de visages connus, je rencontre de nouvelles têtes aussi comme Sélim qui n'a de cesse de recouvrir les palissades de ses fresques.
Dernier saut au Ring avant d'aller me coucher: les jeunes tiennent leur position, c'est l'heure de la distribution de nourriture. Ce soir, on mange libanais et éthiopien. Sur l'asphalte, un clin d'œil à l'une des affaires qui vient encore salir la classe politique, avec le scandale des 16 millions de dollars offerts à une top model par le Premier ministre Saad Hariri. Chaque jour apporte son lot de moqueries et de scandales. La parole s'est libérée comme je ne pensais pas que cela puisse arriver au Liban. Je m'étais trompé. Cette majorité silencieuse était bien capable de révolte.
Day #15.
Jeudi 31 octobre 2019. Cet après-midi-là, je décide de faire ce que je voulais faire depuis plusieurs jours: je documente tous les graffitis et les fresques qui ont envahi les murs du centre-ville. C'est clair, les Libanais se sont lâchés, ils ont été très créatifs comme toujours. Place Riad el-Solh, je croise un révolutionnaire en pleine sieste. Celui-ci ne le sait pas encore, mais la soirée de ce jeudi 31 sera rock n'roll du côté du Ring...
Alors, quel est le mot d'ordre aujourd'hui? Dénoncer la politique monétaire de la Banque du Liban. Dans la manifestation qui descend de Hamra jusqu'au Ring, les chants ne laissent aucun doute, et font rimer le nom de Riad Salamé avec "Haramé" (voleur en arabe). Dans le cortège, les voix demandent aux habitants à leur balcon de descendre les rejoindre dans la rue. Cette révolution est citoyenne et joyeuse. Non violente. Encore et toujours, il faut le rappeler.
La soirée du 31 octobre a été marquante et fait l'objet d'une série à elle toute seule, en noir et blanc comme pour figer ces instants: retrouvez la sérié intitulée Lords of the Ring ici.
Day #16.
Vendredi 1er novembre 2019. Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. La révolution est entrée dans sa troisième semaine. Ce vendredi soir, le centre-ville est désert. J'aurais aimé trouver une dernière scène à immortaliser. Quelque chose de beau et d'optimiste. Je repars le lendemain.
Day #17.
Samedi 2 novembre 2019. Je dois être à l'aéroport vers 14h. Il fait mauvais ce matin-là, mais je décide d'aller jusqu'au centre-ville une dernière fois. Place des Martyrs, je m'abrite plus de 20 minutes sous une petite tente. Au loin, le trafic a repris, j'aperçois un bus à la londonienne, avec toit ouvert pour les touristes. Je me demande vraiment comment l'entreprise qui gère ce bus peut faire son beurre...
Soudain, le ciel noir s'éclaircit, je me dirige vers les tentes des universités. Et je tombe sur ma dernière scène. Très belle. Alors que la pluie reprend ses droits, j'assiste à un atelier conjoint entre l'USJ et l'AUB pour faire s'exprimer les enfants. Sabine et Tania, les deux pédopsychologues, demandent aux enfants d'écrire leurs soucis (et leurs espoirs) sur des papiers colorés, puis les lisent à haute voix pour en parler. Je l'ai, ma dernière scène porteuse de sens...
Quatre heures plus tard, dans la salle d'embarquement de l'AIB, porte 23, j'ai le cœur gros. Pas du tout envie de partir...
Day #92.
Jeudi 16 janvier 2020. Je suis de retour à Beyrouth. Depuis les premiers jours de la thawra, l'ambiance a radicalement changé dans la capitale libanaise. De la joie et l'allégresse des débuts, il ne reste que la hargne. Contre une classe politique totalement hermétique aux revendications de la rue. Contre un système bancaire qui pousse le peuple vers l'insécurité et la pauvreté.
Géographiquement, la contestation a glissé du Ring vers la rue Weygand, au centre-ville. Chaque soir, les manifestants (beaucoup viennent du nord du pays) s'agglutinent en bas de la rue qui mène au Parlement, devenu le symbole de la corruption et de la paralysie du pays.
Day #94.
Samedi 18 janvier 2020. Le ton a décidément bien changé depuis l'automne dernier. Le face-à-face avec les forces de l'ordre (comme on dit habituellement en France lors des manifestations) est de plus en plus tendus. Les revendications se sont étoffées avec l'effondrement économique en cours, la monnaie nationale dévissant dangereusement. Matraques et lacrymos sont de sortie, les blessés affluent dans les hôpitaux...
La stratégie de la police est claire: repousser les manifestants hors du centre-ville, vers le début de l'autostrade, devant le siège des Kataëb. Quand, dans la soirée, les forces spéciales sonnent la charge finale, les manifestants (et les journalistes et photographes) sont pris dans le mouvement de foule, des gens tombent à terre, d'autres jettent un coup d'œil en arrière pour voir si les matraques se rapprochent. Quand ils s'aperçoivent, au bout de cette cours poursuite inouïe, qu'ils sont arrivés près de l'Electricité du Liban, un kilomètre plus loin. La fête est terminée.
Day #95.
Dimanche 19 janvier 2020. Les échauffourées de la veille n'ont pas refroidi les ardeurs des révolutionnaires. Rebelote ce dimanche, rendez-vous rue Weygand devant les canons à eau et les fusils. Armés de parapluies, de lunettes de ski et de masques à gaz made in China qui ne protègent pas vraiment bien, ils reprennent le contrôle du pavé. Le pouvoir, lui, ne lâchera rien.