Maidan-sur-Seine

Samedi 26 février 2022. Cela fait trois jours que l'armée russe a entamé l'invasion de l'Ukraine. Les Ukrainiens de Paris ont appelé à un rassemblement place de la République pour réclamer la fin de la guerre, pour exhorter l'Europe et l'OTAN à agir, pour insulter Vladimir Poutine... Les médias ne parlent plus que de cet impensable guerre au cœur de l'Europe. Les images sont partout, sur tous nos écrans, et renvoient toujours le même message: c'est David contre Goliath, des missiles ravagent des immeubles à Kiev, des civils se terrent dans les stations de métro reconverties en abris, des dizaines de milliers d'Ukrainiens fuient vers la frontière polonaise...

A la télévision, les spécialistes défilent, les journalistes se désespèrent de voir "des gens comme nous" fuyant dans des "voitures comme les nôtres". Il y a le méchant Poutine, et les bons Occidentaux. C'est vrai, Poutine est parfait dans le rôle, frôlant presque la caricature. Mais ces images de destruction et de populations déplacées, nous les voyons tout le temps, en Tchétchénie, en Syrie, au Sahel, en Irak, au Yémen, à Gaza... sans qu'elles ne nous émeuvent. Les leaders occidentaux s'étranglent, eux qui pourtant aiment tant jouer aux empires, ou aux restes d'empire. A croire qu'il faudrait s'habituer au deux poids deux mesures.

Mais voilà. On ne peut pas toujours rejeter la faute sur l'Occident et lui rappeler ses guerres insupportables, en Libye, au Mali, en Irak, son passé colonial abjecte... Il faut relocaliser ce qui se passe en ce moment même. Remettre les choses dans leur contexte propre. Un pays européen est sous les bombes. A cause d'un impérialisme qui cette fois n'est ni américain ni européen.

Vladimir Poutine s'est lancé dans une "opération de maintien de la paix". Il annexe. Son argument ultime, c'est la langue parlée par les populations des régions sécessionnistes. La Russie a toujours eu une vocation coloniale, elle aussi. Estampillée URSS sous Staline, elle a mis en place un programme implacable de colonisation par peuplement. Dans toutes les républiques soviétiques, les Russes se sont installés, les autochtones ont été éparpillés dans d'autres républiques, parfois à des milliers de kilomètres de leur terre natale. C'est aussi ça que les Ukrainiens payent aujourd'hui. En 2014, la Russie a annexé la Crimée sans que l'Occident ne moufte, sous prétexte que la population russophone le réclamait. OK, soit. Mais demandez aux Tatars, la population originelle de cette région ukrainienne, ce qu'ils en pensent. Ils n'existent quasiment plus.

Ce que les Ukrainiens payent également aujourd'hui, c'est leur Histoire, leur fierté, leur goût de la liberté et leur patriotisme. Kiev est l'une des plus anciennes et des plus grandes capitales d'Europe, par sa superficie. Elle existait avant Moscou. L'Histoire y est riche. L'Histoire y est chevillée au corps de son peuple. Un peuple qui n'a pas oublié les humiliations de l'ère soviétique, de l'éradication de sa langue au profit du russe qui, il y a encore quelques décennies, était enseigné, seul, dans les écoles. Car ces deux langues sont très différentes, et symbolisent l'identité et l'appartenance à la terre. Quand le président du Parlement sous Ianoukovytch (président ukrainien vassal du Kremlin jusqu'à 2014) s'est adressé à l'assemblée en russe ou je ne sais quel ministre au moment de la révolution de Maidan, il a été hué. Ça s'est terminé en pugilat entre députés. Les Ukrainiens n'ont pas non plus oublié Holodomor en 1932-1933, cet épisode sombre où la Russie a affamé sciemment l'Ukraine (6 millions de morts), la population locale étant réduite au cannibalisme. Non, ils ne peuvent pas oublier. Comme les Polonais non plus ne peuvent pas oublier les chars dans Varsovie en 1968. Des Polonais qui aujourd'hui ouvrent leurs portes aux réfugiés ukrainiens. Evidemment. Mais pas à ceux venus du monde arabe, faut-il le rappeler.

Ce qui se passe en ce moment est une insulte à l'Histoire. J'ai eu la chance d'aller à Kiev en 2018 et 2019, de pousser jusqu'à Tchernobyl près de la frontière biélorusse. J'ai rencontré un peuple merveilleux. J'y ai des attaches. Je ne suis peut-être pas objectif dans cette histoire, c'est vrai. Comme je ne le suis pas dans l'histoire du grand frère syrien face au Liban. Depuis 8 ans, j'ai souvent entendu mon meilleur ami libanais installé à Kiev me dire "Mais quand est-ce que vous attendez pour vous réveiller en Europe? Poutine est un tyran, un assassin". Je ne voulais pas croire à une invasion sortie des manuels d'Histoire du XXe siècle. Mais il avait raison sur toute la ligne. Et nous en France, on se dépatouille avec un personnel politique qui commence à prendre conscience du problème, alors que des caniches (pour reprendre l'expression du sénateur Claude Malhuret, écoutez-le!) comme Mélenchon, Le Pen, Zemmour, Mariani et tant d'autres caressaient l'ours du Kremlin dans le sens du poil depuis des années (pour ne pas dire, lui léchaient le cul). Oui, il faut se réveiller. Les vieux empires sont toujours là, à l'ouest comme à l'est. Il faudra bien trouver un jour le moyen de les abattre.

David Hury

David Hury est installé à Paris, avec un pied en Normandie et la tête à Beyrouth. Photographe, romancier et journaliste, il travaille d’où ça lui chante.

https://www.davidhury.com
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